vendredi 24 mai 2013

Évident, ou libéral ?

Ainsi, un rapport de la Cour des Comptes sur la gestion du personnel enseignant fait les grands titres des journaux et déclenche les passions. Les commentaires fusent, et j'ai déjà entendu "libéral", "stalinien", "méconnaissance du dossier".

Amusant. Dès que l'on parle d'argent, on est nécessairement libéral et animé de mauvaises intentions, cynique, opposé au service publique. J'ai entendu ça souvent. J'interviens en effet régulièrement dans des structures du secteur médico-social ou du secteur sanitaire (hôpitaux). Dans ces deux secteurs, "on travaille avec l'humain", on ne peut donc pas faire intervenir la notion d'argent, ou celle de client sans susciter immédiatement beaucoup de réserves et de craintes. Pourtant ...

  • dans la mesure où cette activité est leur gagne-pain, les salariés attendent de recevoir un salaire. C'est bien d'argent dont il s'agit, et il n'est pas immoral d'en parler!
  • ce salaire est la (juste ?) rétribution d'une activité qui apporte de la valeur à quelque chose ou à quelqu'un. Et cette valeur n'est pas seulement une valeur monétaire. L'estime de soi, par exemple, est une valeur importante. Cette valeur n'est donc pas non plus une notion immorale.
  • mais cet argent doit bien provenir de quelque part. Je ne connais aucune entreprise, industrielle ou de service, publique ou privée, qui possède un sponsor exclusif qui lui assurerait des moyens d'existence sans aucune contrepartie. Ou alors il faut se tourner vers des professions artistiques, des Michel-Ange des temps modernes. Mais il n'y en a pas beaucoup, et parfois même les tribunaux et/ou les ayant-droits du mécène leur demandent des comptes un jour ou l'autre.
La question n'est pas de parler argent, mais de parler de la manière dont il est obtenu et dont il est utilisé. L'impôt est un moyen plutôt efficace pour collecter de l'argent (on l'utilise depuis le Moyen-Âge !) et le Parlement un bon outil pour décider de la manière dont il doit être utilisé. Les qualiticiens (dont je suis) commencent par identifier le but, puis s'assurent que les moyens sont mis à disposition du système pour atteindre le but. Avec un peu de logique et de cohérence, il est donc facile de faire disparaître - par exemple - le "trou de la sécu". Soit on limite le but (par exemple en décidant de ne plus prendre en charge telle catégorie de patients), soit on prélève de l'argent pour prendre en charge toutes les pathologies de tous les patients. On voit tout de suite que la difficulté vient de l'impossibilité à fixer des priorités entre tous les postes de dépenses, en même temps qu'on souhaite limiter les postes de recettes !

Revenons-en au rapport de la Cour des Comptes. Il ne pose pas, à mon avis, la question de manière assez tranchée : quel est l'objectif du système éducatif français ? Ce n'est qu'une fois ce but connu, partagé, validé, qu'on pourra parler des moyens, de leur niveau et de leur répartition. Mais aussi de la manière dont ces moyens (financiers, techniques et humains) seront utilisés.

Je prends le risque ici de me fâcher avec beaucoup de gens, dont des très proches. Et je vais endosser l'habit du méchant libéral pour mettre en évidence des faiblesses manifestes du système, dont on refuse de parler individuellement au prétexte qu'il faudrait "tout revoir"... On verra bien !

  • Imaginez que vous entriez dans une boulangerie. Derrière le comptoir : personne. Mais comme la porte du fond est ouverte, vous apercevez le boulanger. "Pourriez-vous me vendre une baguette, s'il vous plaît ?" "Non, je n'ai pas la compétence pour cela. La vendeuse est malade, revenez dans deux ou trois jours". Ce dialogue vous semblerait surréaliste dans une boulangerie. Il ne l'est pas dans les collèges ou les lycées. "Le collègue est absent, je suis en salle des profs, mais que les élèves aillent en perm'. Je ne vais pas faire un enseignement que je ne maîtrise pas." C'est une position brutale, que l'on rencontre pourtant régulièrement. Alors soit: un prof d'anglais ne va pas faire un cours de physique. Mais peut-on imaginer qu'il donne un cours d'anglais ? À une classe qui n'est pas celle qu'il a habituellement ? En improvisant des échanges, ou la lecture d'un texte ? Alors que le cours d'anglais n'est pas sur l'emploi du temps de cette classe ? En ce qui me concerne, je pense que oui. Et je crois que cela rendrait service aux élèves. Et que cela aiderait les pions à gérer les salles d'études. Et aussi que cela contribuerait à faire passer le message que ce qui est important c'est d'apprendre. Le plus souvent possible.
  • Imaginez que vous arriviez à l'hôpital, victime d'un infarctus. Il s'agit d'une urgence vitale, et on vous emmène directement en salle d'opération, dans laquelle va officier un seul chirurgien, fraîchement diplômé. Il se trouve aussi qu'il va manquer une infirmière de bloc. Avant que l’anesthésiste ne vous endorme, vous demandez si cette situation est bien normale. Et l'on vous répond "que voulez-vous, c'est ainsi que cela se passe. Les urgences vitales sont trop stressantes, alors dès qu'ils ont un peu d'ancienneté, les chirurgiens demandent leur transfert dans des services plus faciles. Le fin du fin, ce sont les urgences en implants capillaires. Vous y retrouverez non seulement les praticiens les plus expérimentés, mais encore ils auront des équipes au complet et du matériel flambant neuf. Allez, on y va, comptez jusqu'à trois". Explication ahurissante dans un hôpital, n'est-ce pas? Mais pas à l'Éducation Nationale, où la pratique consistant à placer un prof débutant face aux classes les plus difficiles semble ne pas poser de problèmes. La seule cohérence que je vois, c'est qu'on aura rapidement un professionnel en échec face à des jeunes en échec. Mais est-ce vraiment ce que l'on veut obtenir ?
  • Imaginez que vous entriez dans un supermarché au mois d'août, à la recherche de crème glacée, et que vous trouviez les congélateurs vides, avec des techniciens en train de les réparer. "Ces équipements sont en panne ?" demandez-vous. "Non, nous faisons juste l'entretien annuel". "Comment cela? En pleine saison estivale ?" "Ben oui, c'est à cette époque que les congélateurs consomment le plus, donc si il faut les arrêter, c'est la saison idéale". "Mais et vos clients ?" "Oh, ils se sont habitués, depuis le temps". Une organisation qui est optimisée non pas pour le besoin de ses clients, mais pour des considérations annexes est une situation absurde, me direz-vous. Pas pour le Ministère de l'Éducation Nationale en tout cas, qui organise les congés scolaires non pas pour respecter les bio rythmes des élèves, mais pour répondre aux attentes du Ministère du Tourisme et de l'industrie des sports d'hiver.
  • Imaginez que vous appreniez que les auditeurs chargés d'évaluer les pratiques d'une société produisant des dispositifs médicaux, ou des médicaments, passent un coup de téléphone à la personne auditée, en lui disant à peu près cela "Je ne vais pas avoir beaucoup de temps à accorder à votre évaluation, alors voilà ce que je vous propose : comme vous savez comment les choses se passent, vous allez rédiger vous-mêmes le rapport d'inspection, et vous me l'enverrez pour que je puisse mettre la note. Si vous ne jouez pas le jeu et que je suis obligé d'écrire moi-même ce rapport, vous aurez bien entendu une très mauvaise évaluation". Si vous êtes au courant de telles pratiques, vous aurez le réflexe de dénoncer ce comportement, que vous espèrerez rarissime, ce qui ne poserait aucun problème pour le système : un évaluateur de moins, une sanction sur laquelle on peut communiquer, une image de sérieux renforcée : tout le monde aurait à y gagner. Et bien croyez-le ou non, certain (au singulier, je l'espère) inspecteur agit de cette manière, tutoyant même les personnes qu'il "inspecte" ainsi. Et le "mammouth" isole tellement ses agents, que ce sont ces derniers qui en souffrent : dénoncer ? mais à qui ? comment ? quels sont les risques ? subir ? quels sont les bénéfices ? Résultat : le système rend possible la déviance des comportements, et fait peser tout le poids psychique sur la victime. C'est à l'évidence de la maltraitance, mais dénoncer son employeur à son employeur n'est pas facile... Cela rappelle Coluche et son agent de police "si il veut porter plainte, il va falloir qu'il vienne nous trouver, alors ..."

Je caricature ? Sans aucun doute ! J'ai le beau rôle, à critiquer sans proposer de solution ? Certainement ! Mais pour autant, les points que je soulève sont-ils irrecevables ? Je ne le pense pas. Alors, agissons comme on devrait :
  1. on définit le but
  2. on définit les moyens pour atteindre ce but
  3. on définit l'organisation (les procédures) pour que les moyens fonctionnent en cohérence
  4. on audite le fonctionnement (pas les acteurs : le fonctionnement) pour vérifier que le but est bien atteint
  5. on identifie les faiblesses, les défaillances, les risques pour le futur, les possibilités d'évolution, d'amélioration
  6. et on recommence

Y'a plus qu'à !

H

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